Le second ouvrage d’Amély-James KOH BELA, Mon combat contre la prostitution,
est sorti vendredi dernier en France. Il regroupe une série des quelque
1 000 témoignages qu’elle a récoltés en 12 ans d’enquête sur la
prostitution africaine en Occident. Derrière cet ouvrage, que la
travailleuse sociale camerounaise considère comme un outil de
sensibilisation, un message clair : rejoignez-la dans son combat pour
la dignité et une meilleure image de l’Afrique.
Interview libre de droits.Prostitution : ma famille, mon bourreau… Prostitué(e)s, proxénètes, enfants, clients, Amély-James KOH BELA a, dans son dernier ouvrage Mon combat contre la prostitution,
donné la parole à l’ensemble des acteurs des filières africaines de
prostitution en Occident. Des témoignages émouvants, pathétiques ou
révoltants, relatés au plus près du réel, qui plongent le lecteur au
cœur d’une problématique difficile où la famille apparaît, directement
ou indirectement, comme le premier des proxénètes dans ce trafic
d’êtres humains. Amély-James décortique sa vision et partage, ici, les
conclusions de son ouvrage. L’occasion pour elle de lancer un appel à
l’Afrique et à toute la diaspora pour qu’elles la soutiennent dans son
combat.
Vous avez déjà sorti un premier livre sur la prostitution africaine en Occident*, pourquoi avez-vous décidé d’écrire un second ouvrage sur le sujet ?
Amély-James KOH BELA :
Le premier livre était un cri. Celui-ci est un outil. Un outil qui va
renforcer mon travail dans mes campagnes de sensibilisation en Afrique
et ailleurs. Le livre ne regroupe que des témoignages, de proxénètes,
de prostitués (homme et femme), d’enfants. En ce sens, il porte la voix
des victimes.
Vous considérez également les proxénètes comme des victimes ?
AJKB : Il
y en a, évidemment, une partie qui est uniquement muée par la cupidité et
voit le trafic des êtres humains comme un simple business. Mais l’une
des spécificités de la filière africaine est que les proxénètes sont
essentiellement des femmes. Des femmes qui ont souvent été elles-mêmes
l’objet d’abus sexuels et ont souvent vécu dans un univers violent. Notamment au
sein de la famille où l’inceste est un tabou puissant, alors qu’il
reste un phénomène très présent. Une enquête du Centre international
pour la promotion de la création (Cipcre), soutenue par le Canada,
révèle qu’au Cameroun 40 % des jeunes filles interrogées ont connu des
violences sexuelles. Ces violences du silence sont un terreau favorable
au développement de certains comportements prostitutionnels, jusqu’au
proxénétisme. Sous ce prisme, je considère que les bourreaux sont
également victimes d’un système qui les a conditionnés. Ces personnes
sont plus aptes à faire subir aux autres ce qu’elles ont, elles-mêmes,
subi. Cela dit, même si je reconnais qu’il existe des circonstances
atténuantes pour certains proxénètes, rien ne justifie, à mes yeux,
qu’on vende un enfant comme jouet sexuel pour adulte. Dans mon livre,
je montre que certaines « mamas » sont convaincues, via le sacrifice
d’un enfant dédié à la prostitution, d’aider des familles entières. Au
même titre qu’elles estiment aider les prostituées en leur offrant
l’opportunité de travailler en Europe.
Il y a donc une dimension ethno-culturelle à votre travail?
AJKB : Tout
à fait. Il est difficile de comprendre le cœur de la problématique
africaine lorsqu’on n’en regarde pas les soubassements ethno-culturels.
Le mot prostitution, par exemple, est un mot qui n’existe pas dans de
nombreuses langues africaines. Au sud-ouest du Nigeria, la fille aînée
de la famille est invariablement destinée à la prostitution, tout comme
dans certaines parties du pays, le sacrifice rituel d’enfants reste
relativement banal. Il ne s’agit pas de condamner ou non ces pratiques.
Je respecte les coutumes et la tradition, mais je me place tout
simplement du côté de la vie et de l’intégrité physique des femmes et
surtout des enfants. Et je me battrai jusqu’au bout pour ça. Par le
dialogue et la sensibilisation, plus que par la condamnation et la
diabolisation. C’est dans la tradition que l’on trouve la source des
problèmes. C’est dans la tradition que l’on trouvera les solutions.
D’où l’approche ethno-culturelle. C’est en discutant avec les familles,
les chefs traditionnels et religieux, en essayant de trouver, avec eux,
des moyens de faire évoluer la tradition et les systèmes éducatifs
qu’on pourra avoir des résultats profonds et durables. Vous pouvez
faire toutes les campagnes que vous voulez, si vous ne vous adressez
pas aux bons prescripteurs, si vous ne savez pas comment leur parler,
votre action restera un feu de paille.
A
vous entendre, l’Occident n’a absolument rien à voir dans l’origine du
phénomène prostitutionnel africain qui fleurit en son sein.
AJKB : La
colonisation a laissé d’importantes séquelles, dont la plus
destructrice est l’image de l’Homme blanc qui a été insidieusement
installée. Le Blanc s’est imposé comme un modèle d’excellence et de
référence. Le monde du Blanc reste, aujourd’hui, synonyme d’opulence et
d’abondance. Beaucoup d’Africains pensent qu’il n’y a pas de pauvres ou
de misère en Occident. D’où la tentation de s’y rendre. Coûte que
coûte. Dans n’importe quelles conditions. Sans autre but précis que
simplement d’arriver sur place dans ce qu’ils considèrent comme un
Eldorado absolu. La réalité les rattrape bien vite. Or, l’image de
l’Occident est telle qu’un(e) Africain(e) ne peut rentrer au pays les
mains vides : la famille ne comprendrait pas. Celle-là même qui s’est
bien souvent cotisée pour assumer les frais de voyage. Celle-là même
qui place tous ses espoirs (financiers) en celui ou celle qui est
parti(e). Une pression qui pousse à trouver de l’argent rapidement et à
tout prix, donc qui expose, notamment, à des risques prostitutionnels.
L’argent arrive d’Occident, beaucoup y cachent leurs véritables
conditions d’existence et restent ainsi des modèles de réussite à
suivre. L’illusion est auto entretenue. L’Occident a, par ailleurs,
imposé des valeurs, comme le matérialisme et l’argent, qui ont pollué
les esprits en Afrique. Aujourd’hui, on est quelqu’un uniquement quand
on a de l’argent. Mon objectif est d’opérer un rééchelonnement plus
écologique des valeurs.
Dans quelle mesure la prostitution des enfants africains en Occident est liée au mythe de cet Eldorado présumé ?
AJKB : Il
y a une base culturelle. En Afrique, il est courant de confier un de
ses enfants à un membre, plus fortuné, de sa famille pour lui offrir
de meilleures chances de réussite. C’est au nom de cette pratique que
des femmes installées en Europe proposent à leurs sœurs de leur confier
certains de leurs enfants, afin qu’elles assurent leur « éducation ».
Avoir un enfant en France, en Allemagne ou ailleurs est une offre que
beaucoup ne peuvent refuser. Ces enfants (à partir de 5 ou 6 ans)
seront effectivement scolarisés, mais contraints à faire 2 ou 3 passes
après les cours et le goûter… dans leur propre chambre. C’est pour moi
un véritable vol d’innocence et c’est en ce sens criminel.
Qu’avez-vous
ressenti en découvrant, comme vous l’expliquez dans vos livres, que les
proxénètes sont souvent des personnes de la propre famille des
victimes ?
AJKB : Le
trafic n’est effectivement pas perpétré par des étrangers, mais par des
personnes qui ont le même sang que les victimes. Cette découverte m’a
profondément choquée. Je me suis "assassiné mon propre moral". Les
proxénètes utilisent la tradition et les croyances pour perpétrer leur
crime en toute impunité et justifier leurs actes. Beaucoup utilisent le
maraboutage pour verrouiller les filles et les enfants, d’autres
utilisent l’argument de la famille pour arriver à leurs fins. Vu le
poids et l’importance de la famille en Afrique, les proxénètes jouent
habilement sur la corde sensible en disant aux victimes que c’est
« pour le bien de la famille » qu’elles doivent faire tout ça. C’est le
cas des enfants qui me touche le plus. D’accord pour penser à la
famille, mais qui pense à la vie de l’enfant ? Comment va-t-il
grandir ? Quel adulte sera-t-il demain, lui qui est censé représenter
la relève ? Que des adultes se laissent entretenir par des enfants est
une grave démission quant à leur devoir et à leur pouvoir.
Même si on ne cautionne pas, on peut estimer qu’il s’agit d’une question de survie pour les familles ?
AJKB : L’argument
de la pauvreté ne tient pas en ce qui concerne le trafic en Occident.
Ce qui me révolte le plus est que l’argent de cette prostitution-là
n’est pas destiné aux besoins de base, ou à l’éducation. La majeure
partie est dépensée en biens matériels, pour construire des maisons ou
pour maintenir un certain niveau de vie.
Vos
premiers détracteurs sont africains. Ils vous accusent de salir un peu
plus encore l’image des Noirs en Occident. Que répondez-vous à cela ?
AJKB : Au
départ, ça m’a fait très mal d’être accusée par certains de mes pairs
de stigmatiser les Noirs à mes propres fins. De me faire appeler
« traître » ou « Pute à Blanc », parce qu’ils pensent que je fais tout
cela pour me faire mousser auprès des Blancs en révélant les secrets de
« débrouille » de la communauté. Mais il y a des réalités qu’on ne peut
nier et qu’il faut regarder en face. Les trafics sont, certes,
perpétrés par une minorité, mais voilà ce qui est en train d’arriver.
(Elle hausse le ton) Alors oui, ça stigmatise les Africains. Mais c’est
à nous de faire notre propre ménage et d’assumer nos propres
responsabilités. Derrière le problème de la prostitution, c’est un
véritable combat identitaire qui est en jeu. C’est l’image même des
Africains dont il est question. Mon rêve est que les Africains prennent
conscience du problème et surtout de leur valeur. Mon rêve est que nous
nous tenions par la main pour créer une chaîne autour du monde pour
donner un nouveau souffle à notre mère Afrique. C’est le plus beau et
le plus fort message que les Africains peuvent envoyer au monde.
D’autres
de vos détracteurs estiment que vous vous rendez complice du trafic
pédophile en appartement quand vous ne dénoncez pas les coupables. Ils
se demandent comment vous pouvez ne rien faire quand un enfant est en
train de se faire violer par un adulte, dans la pièce à côté, pendant que
vous continuez à parler calmement avec sa « mère » proxénète ?
AJKB : C’était
un dilemme très grave (son regard s’assombrit). Je travaillais sous
couverture… Dénoncer une famille m’aurait définitivement fermé la porte
aux réseaux dont il me fallait gagner la confiance. J’avais besoin de
rencontrer ces personnes. J’ai toujours respecté l’anonymat de mes
contacts. La Brigade des mineurs à Paris m’accuse de complicité, mais,
pour comprendre et combattre le système, il me fallait entrer dans le
système. (A voix basse et au bord des larmes) Alors oui, j’ai sacrifié
quelques enfants pour mieux en sauver des milliers d’autres. Et, chaque
fois que je ferme les yeux, je revois clairement le film de l’horreur et
la tête de tous ces gamins d’à peine 10 ans qui (silence…) J’ai connu,
à cause de cela, quelques problèmes de santé... Mais, quand je vois
l’énorme engouement suscité par mes campagnes en Afrique, et le nouvel
espoir que je suscite chez les gens, je me dis que tout ça en valait la
peine. Et c’est ça qui nourrit, aujourd’hui, mon optimisme. Il y a des
violences qu’on n’a pas le droit de faire subir aux enfants. Et je me
suis juré de mettre tout en oeuvre, de faire tout mon possible pour stopper cela.
Dans
votre premier ouvrage, vous décriviez les violences faîtes aux femmes
dans le cadre de la prostitution avec une telle précision que beaucoup
se demandent si vous n’êtes pas vous-même passée par là. Qu’en est-il
exactement ?
AJKB : Je
n’ai, Dieu merci, jamais eu à me prostituer. Simplement, en passant des
mois avec ces filles, j’ai fait partie de leur vie et elles de la
mienne. Toutes ces douleurs qu’elles me racontaient ou que je pouvais
voir, je finissais par les sentir dans ma chair. J’ai traversé, avec
elles, des situations extrêmes, des plus violentes aux plus dramatiques. Des
moments qu’on n’oublie pas.
Quel est votre plus beau souvenir dans tout cet univers difficile dans lequel vous avez évolué ?
AJKB : C’est
quand j’ai aidé une jeune prostituée guinéenne d’à peine 19 ans à
accoucher en pleine rue. Elle travaillait avec une grossesse de plus de 7
mois. C’était très émouvant de donner la vie dans cet univers de mort
et de violence. Une petite fille est née. Une petite fille qui porte
mon prénom. Une petite fille qui ne connaîtra jamais son père.
Et votre pire souvenir…
AJKB : Il
y en a deux. Le premier, et c’était le point de départ de mon enquête il
y a près de 14 ans, est quand j’ai réalisé qu’un enfant de six ans
était en train de faire une passe dans la chambre d’à côté, alors que je
parlais avec sa mère dans le salon. J’entends encore les cris de
l’enfant et les râles de l’homme… (sa voix se brise). J’étais sous le
choc. Cela m’a touché au plus profond de mes tripes. Mon second plus
horrible souvenir est quand j’ai trouvé un petit garçon de 8 ans avec
une bouteille de Coca Cola coincée dans le corps. J’étais en tournée
nocturne, à Paris, avec l’ONG avec laquelle je travaillais à l’époque.
Nous étions à la porte Dauphine avec le Samu, quand une grosse voiture
s’est arrêtée devant nous. Un homme en est sorti, a fait le tour, ouvert
la portière et jeté quelque chose dans l’herbe, avant de repartir en
trombe. Ce quelque chose, c’était un enfant. En sang… Il avait le
pantalon à moitié baissé, l’équivalent de 3 000 francs dans la main
(450 euros). Il pleurait et criait en anglais « J’ai mal !». Il avait
une bouteille de Coca Cola coincée dans l’anus. Ce qui avait provoqué
une hémorragie. Une semaine plus tard, en allant le voir à l’hôpital,
j’ai appris qu’il avait passé une partie du week-end avec son client
qui s’était débarrassé de lui, après que ses jeux sexuels avaient mal
tournés.
Quelles sont concrètement vos actions pour lutter contre la prostitution ?
AJKB : Mon
action s’inscrit dans un cadre plus large que la prostitution. Je
préfère parler de trafic des êtres humains (à des fins d’exploitation
sexuelle, mais pas seulement. On peut notamment citer l’esclavage
domestique avec les petites bonnes). Toutefois, le trafic reste à mes
yeux une conséquence. C’est aux causes et aux alternatives que je
m’attaque. Les causes sont, pour moi, liées à l’identité et à la
pauvreté présumée ou effective en Afrique. D’où un travail de terrain
avec les acteurs locaux et une approche ethno-culturelle. J’ai déjà
commencé à faire des caravanes de sensibilisation et d’information en
Afrique (Cameroun, Bénin) et je compte en faire sur tout le continent
et dans le reste du monde. Les alternatives au trafic des êtres humains
sont économiques. À travers l’association Mayina dont je suis la présidente (et l'une des fondatrices, ndlr), mon but est de créer et de montrer des modèles africains
de réussite partout dans le monde. Nous misons donc sur le
développement des compétences et des potentiels pour créer des modèles
inspirants pour l’Afrique. Un combat identitaire qui nécessite des
moyens. Aussi je lance un appel solennel à l’Afrique et à la diaspora
pour qu’elles nous rejoignent dans notre entreprise, en contribuant en
argent, en temps et (ou) en compétence, à la hauteur de leurs
possibilités, pour construire, ensemble, une nouvelle image de
l’Afrique, plus forte et plus prospère.
David CADASSE, secrétaire général de l'association Mayina dont Amély-James KOH BELA est la présidente.
Mon Combat contre la prostitution, Editeur : Jean-Claude Gawsewitch
Collection : Coup de gueule
ISBN-10: 2350130886
ISBN-13: 978-2350130880
La prostitution africaine en Occident (CCINIA, 2004)